Marcel Gotène

TÉMOIGNAGE D’UN ENFANT DE POTO-POTO SUR L’OEUVRE DE MARCEL GOTENE

 

J’ai connu Gotène au temps des culottes courtes, précisément au début des années 1950, à Poto-Poto, sur la rive droite de la rivière Mfoa. Lui, habitant chez sa grande sœur, Maman Anne-Marie, au n° 31 de la rue Mbochi, et nous au n° 24 de la même rue. Frisant la vingtaine, il choisit d’occuper un studio sis au n° 22 de la rue Kouyou, à Poto-Poto. Cette habitation abritait le sanctuaire où il pouvait s’exprimer en toute quiétude, loin du regard inquisiteur de Pierre Lods, son mentor de la prestigieuse École de peinture de Poto-Poto.

Le studio était le sanctuaire où, nous, enfants du quartier, passions nos heures perdues auprès de ce magicien du pinceau qui, en un tour de main, pouvait transformer la toile blanche en un tableau merveilleux, peuplé de personnages et de paysages multicolores, multiformes, et mystiques, dans la pure tradition de Wole Sonyinka, à l’instar de son œuvre A Dance of the Forest.

Pour nous, enfants de Poto-Poto, habitués à contempler les paysages rustiques de Guy-Léon Fylla ou les tableaux « Mickey » des peintres Bangangoulous et Mbochis de la capitale, les tableaux de Gotène cachaient un mystère.

Ainsi, accrochés à la fenêtre de son studio nous admirions Gotène au travail et l’applaudissions quand il nous gratifiait de friandises au moment de la pause. Ce geste lui valût des termes affectifs tels que « Grand Gotène », « Maître Gotène », ou tout simplement « ya Gotène » en lingala/ kituba.

Mon rapprochement avec l’artiste se cristallisa en 1956. J’étais élève de la classe de 6e au lycée Savorgnan-de-Brazza. M’ayant observé pendant la vente des tableaux Mickey au centre-ville de Brazzaville et s’étant informé auprès des artistes peintres Bangangoulous et Mbochis qui m’employaient pendant les vacances scolaires à vendre leurs œuvres Mickey dans les restaurants et hôtels réputés (Régina et Memling de Léopoldville), il résolut de m’engager comme vendeur. Job que j’acceptais volontiers, car cette fois-ci, du Grand Gotène, je gagnerais beaucoup plus que les friandises qu’il nous distribuait, pensais-je. Ainsi, de vendeur de tableaux Mickey, je devenais vendeur des toiles de Gotène. Ce qui constituait un rite de passage qui, au fil des années, m’orientait vers des horizons prometteurs.

Par sa proximité avec notre quartier, l’hôtel Les Relais aériens, devenu Hôtel Méridien puis Laïco Maya-Maya, représentait un site favorable à la vente des tableaux de Gotène. Pour la simple raison que grand nombre de touristes américains, anglais et français le fréquentaient.

Gotène est un enfant de Yaba, village situé dans le district d’Abala. Devenu citadin, il n’avait pas perdu de vue les pratiques ancestrales des chasseurs de sa contrée. Avant de se rendre à une partie de chasse, ceux-ci invoquaient leurs dieux afin qu’ils leur accordent protection et réussite. De même, Gotène m’apprit à me concentrer devant mon dieu et pourquoi pas nos dieux aussi pour solliciter leur assistance dans la vente de nos produits.

Mais en qualité de jeune vendeur, la prière seule ne suffisait pas. Car je devais également acquérir un certain langage adapté à la vente des tableaux. Aux touristes anglophones surtout. Ce qui nécessitait le perfectionnement de la langue anglaise. Au lycée, l’anglais parlé n’occupait pas une place de choix dans l’enseignement secondaire tant le programme privilégiait la traduction de l’anglais vers le français. En plus, l’ouvrage d’anglais de Carpentier et Fialips utilisé en classe de 6e était dépourvu de tout contenu culturel africain. Alors, le jeune vendeur devra inventer son jargon commercial en puisant les expressions requises dans le dictionnaire bilingue anglais-français ainsi que dans les journaux américains et anglais que lui faisaient parvenir des collègues résidant à Léopoldville (actuel Kinshasa).

N’en déplaise à mes clients, l’expression discursive y était certes, mais l’accent me paraissait approximatif à l’égard de l’observateur anglophone. Toutefois, j’étais tenu de vendre les tableaux pour me faire un peu d’argent de poche. Mais comment décrypter les messages que pouvaient bien transmettre les tableaux de Gotène aux potentiels acheteurs américains, anglais ou français ? Comment leur interpréter les personnages de la cosmogonie congolaise dont regorgeaient les œuvres de Gotène ? À dire vrai, l’artiste ne me donnait qu’un titre sommaire de ses œuvres. « Jean Pierre, me répétait-il, dis-leur que nos tableaux représentent des symboles congolais et africains, à eux de les découvrir. S’ils le veulent bien, je le leur expliquerai moi-même. Va, mon petit, va vendre… » C’était tout, l’instruction laconique de Maître Gotène.

Quant à moi dans mon interprétation de ses œuvres, j’adoptais la stratégie de vente qui consistait à concilier la vision picturale du maître avec ma vision du monde, celui d’un gosse de 13 ans. Ainsi, dans ma présentation des tableaux aux observateurs avais-je souvent recours à des personnages mystérieux tels que Guinarou, le roi de Guinée, et Trimobé, personnage mi-homme mi- cheval des contes et légendes de la forêt, pour enjoliver mon petit baratin dans l’espoir d’attirer l’attention de l’acheteur, de me familiariser avec lui et de vendre les tableaux. Comme dans toute entreprise, je connaissais des soirées fastes où la vente était fructueuse, et parfois malheureuse quand les clients se faisaient rares à l’hôtel. Les clients réguliers du personnel navigant n’hésitaient pas à rencontrer l’artiste. D’autres, notamment les clients anglophones, maintenaient le contact avec Gotène par correspondance. En tant que scribe, ce type de correspondance me permettait d’approfondir mes connaissances de la langue anglaise au fil de mes années scolaires au lycée Savorgnan-de-Brazza. Si je me suis intéressé à la langue anglaise jusqu’à l’étudier et à l’enseigner, cela tient en partie à mon rapprochement avec Gotène, cet homme à la fois affable et mystérieux que nous célébrons aujourd’hui.

À l’âge adulte, devenu enseignant à l’université Marien-Ngouabi, lors des manifestations culturelles destinées à faire connaître le Congo et l’Afrique, je n’ai ménagé aucun effort pour faire connaître les œuvres de Gotène. Je continue de fréquenter l’illustre artiste. Nous partageons nos souvenirs du passé, ce passé lointain aujourd’hui revisité à travers ses œuvres.

Voilà le témoignage qu’a voulu porter un enfant de Poto-Poto sur Marcel Gotène.

Jean-Pierre Ngolé, université Marien Ngouabi